" De la Nature, abrégé ".
- Avertissements.
1 - On trouvera dans cet abrégé l'essentiel dialectique, c'est à dire le fil dialectique, la ligne droite du point de départ au point d'arrivée, d'une métaphysique entièrement originale et nouvelle, même si les postulats de départ, bien confirmés par la suite, sont stricto sensu éléates, ce n'est pas fréquent, solidement fondée par cinq textes majeurs, et donc les prémisses de la théorie de la connaissance, de l'éthique et du moyen de devenir sage par soi-même, directement induits par ces nouveaux fondements.
2 - Cet abrégé termine mon " De la Nature " qui se trouve dans mon journal intitulé " Des Dieux ", où se trouvent également de nombreux autres traités.
3 - On peut avantageusement, à titre privé bien sûr, se l'imprimer pour en faciliter la lecture et l'intelligence.
4 - Je ne viens pas de la Province, le cul botté par les Grands Dieux eux-mêmes, ayant accompli la prophétie de Tirésias, j'arrive tout droit du Temps de la Légende, des Héros, de la Mer du Couchant, la Mienne. Mon " De la Nature " est le troisième volet du triptyque homérique.
I - Une nouvelle interprétation du Poème de Parménide.
Dès la plus haute antiquité le poème de Parménide fait l'objet d'un triste consensus historique : on ne sait pas ce qu'il a voulu faire avec UN poème en DEUX parties, qu'il distingue avec un soin extrême. Cette claire transition figure dans le fragment VIII, plus précisément dans les vers 50, 51, 52. C'est eux, cette transition, qui font problème. Qu'a-t-il voulu nous dire ? Y répondre permettrait d'avoir une vue d'ensemble du poème, de comprendre quel était le projet de Parménide avec son " De la Nature " permettrait de renouer avec sa cohérence, qui nous échappe.
Nous ne disposons pas du poème en entier. Mais des générations de chercheurs, dès l'antiquité, ont compilé les fragments qu'on trouve ici où là. A la fin du XIXe et au début du XXe siècles, les plus grands chercheurs, philologues, se sont penchés sur ce texte, que plus personne n'entendait globalement depuis très longtemps. Même Platon ne l'entend pas, ce que prouve le pseudo-parricide dialectique du " Sophiste " ce sur quoi je reviendrai en II. Les dits chercheurs ont proposé des traductions motivées, et les interprétations qui vont avec. Certains allant jusqu'à torturer, modifier les textes pour qu'ils entrent en adéquation avec l'interprétation du texte qu'ils se faisaient a priori ! Peine perdue. Aucune n'est satisfaisante, ni ne permet de renouer avec l'intention de Parménide, de l'aveu même de ces chercheurs.
Je suis parfaitement incapable de proposer une nouvelle traduction. Par contre on verra vite avec les quelques exemples que je vais donner qu'une nouvelle traduction ne servirait pas à grand-chose : elles se valent toutes, ont été réalisées par les plus grands philologues, hellénistes. Et on ne réussit toujours pas à comprendre ce que voulait dire Parménide avec son poème en deux parties. Pour illustrer mon propos, je vais donner trois traductions différentes des vers 50, 51, 52 du fragment VIII, où Parménide dit clairement qu'il va passer à " autre chose " que la première partie. Les dits travaux ont tout de même réussi à générer des consensus qui ne font plus l'objet d'aucun débat, sur la façon d'ordonner les fragments, par exemple. Il n'y a guère que les derniers, très courts, et sans importance, qu'on pourrait changer de place, pourvu que ce soit après le fragment VIII où c'est très manifestement leur place, sans que cela apporte quoi que ce soit. Il y a des trésors dans ce texte, mais ils ne sont pas là, ils sont dans la première partie, celle qui a retenu toute l'attention dès Platon.
Le magistral opuscule de J. Beaufret chez Vrin propose :
Parménide, traduction de Beaufret, a écrit:
Ici je mets fin à mon discours digne de foi et ma considération qui cerne la vérité ;
apprends donc, à partir d'ici, ce qu'ont en vue les mortels, en écoutant l'ordre trompeur de mes dires.
La Pléiade propose :
Parménide, traduction La Pléiade, a écrit:
Mais ici je mets fin au discours assuré
Ainsi qu'à la pensée visant la vérité
Désormais apprends donc l'opinion des mortels
En ouvrant ton oreille à l'ordre harmonieux
Du discours composé pour ton enchantement.
Nestor-Luis Cordero, dans " Les deux chemins de Parménide " chez Vrin, propose :
Parménide, traduction de Cordero, a écrit:
Je termine ici le raisonnement digne de foi et la pensée concernant la vérité ; à partir d'ici, apprends les opinions des mortels, en écoutant la trompeuse série de mes paroles.
Et la liste est longue. Que nous disent le plus nettement ces vers ? De la façon la plus explicite, Parménide passe à " autre chose " que ses considérations catégoriques, péremptoires, enflammées, redondantes, et absolument redoutables, sur l'Être et le Non-Être, de la première partie et qui ont capté toute l'attention dés l'antiquité. Et il dit aussi clairement qu'il a moins de considération pour la suite. L'histoire lui donnera raison : la grandeur parménidienne se trouve effectivement dans la première partie, avant ces vers.
Le vrai défi dans l'histoire de cette énigme n'est donc pas tant philologique : à ce niveau, tout a été dit, tenté ; il consiste à se replonger, s'immerger dans le contexte autant que possible, à s'en imprégner. Ce sont donc ces vers de transition, explicitement tels, qui ont beaucoup dérouté, qui sont au cœur du problème posé par le poème. A la suite de tant d'autres donc, je propose une nouvelle interprétation de ce passage qui permettrait de renouer avec la cohérence globale intrinsèque du texte, avec ce qu'a voulu dire Parménide.
On a donc une première partie franchement ontologique, métaphysique, catégorique, péremptoire, habitée par un " souffle ", inspirée, et c'est celle qui a retenu l'attention, à bon droit, de tous ceux qui viendront à la suite. Et on a une deuxième partie franchement plate, lapidaire, désincarnée, où l'enthousiasme de Parménide a disparu. Forcément, anachroniquement, on pourrait la qualifier de scientifique, dans l'état où se trouve la science à cette époque. Mon interprétation est donc la suivante. Parménide ne rejette pas la science : en exigeant, en prononçant pour la PREMIÈRE fois, ce divorce épistémologique entre les deux grands domaines de la connaissance, avec un " De la Nature " en deux parties, il la porte sur les fonds baptismaux tout de même. Par contre, clairement, il fait d'emblée part de sa préférence : pour lui, ce sera l'ontologie, la dialectique. Et les éléates sont réputés pour ça. On n'est donc pas loin du mépris pour la science que les vers problématiques, de transition, illustrent : " Ici je mets fin à mon discours digne de foi... ", dit-il donc ( Vers 50, fragment VIII. ), quand il passe de la première partie qui traite de l'ontologie — qui accouchera dans la foulée de la dialectique avec Zénon d'Elée —, à la seconde, qui est " scientifique ". Au moment des faits, il croit plus aux possibilités de la dialectique qu'à celles de la science, et il préfère clairement la première. C'est leur spécialité. Les éléates sont les pères de l'ontologie, de la dialectique, de la métaphysique, dans le sens où avec eux, pour la première fois, elles sont explicites, découvrent le langage qui est le leur. Tous les auteurs antiques sont unanimes : c'est Zénon qui a découvert la dialectique, et on sait qu'il fera un redoutable usage de cet outil. Ses fragments, qui gagneraient à être au moins autant connus que les arguments cinématiques, sont autant d'apories qui mettent la pensée, la connaissance de l'époque dans un embarras extrême. Il faut dire qu'à ce moment on entend tout et n'importe quoi dans le sens où cela mêle les deux domaines de la connaissance encore totalement indifférenciés, ce à quoi pour la première fois le poème tente de remédier péremptoirement avec cette articulation du fragment VIII. Et à la suite, dans la seconde partie, qui est sienne, où il expose ses théories " scientifiques " à lui, et en laquelle il ne place pas le même enthousiasme que dans la première partie, relativement à son statut d'éminent ontologiste, dialecticien, il ne fait effectivement guère mieux que ces contemporains. Ce qui donne raison au dédain hiérarchique affiché dans les vers de transition. C'est cela qu'il fallait entendre avec un poème en deux parties.
Mais attention, malgré le choix et la supériorité déclarée de l'ontologie, de la dialectique, de la métaphysique, il n'est pas question pour cela de ne pas faire également de la " science " : il veut lui aussi faire système. Le poème a ouvertement une vocation totalisante, fragment VIII, vers 60 et 61, il dit :
Parménide, traduction Beaufret, a écrit:
Le déploiement de ce qui paraît, en tant qu'il se produit comme il se doit, voilà ce que je vais te révéler en entier, afin que le sens des mortels jamais ne te dépasse.
Dédain hiérarchique ne veut surtout pas dire rejet. Le devenir est toujours là et mérite pleinement explications, dorénavant siennes, propres, donc. Il sait que la science est nécessaire, indispensable, mais c'est donc autre chose que l'ontologie, la dialectique. Et il est le premier à la dire. L'objet des sciences, c'est les choses. Mais à l'ontologie, la dialectique, la métaphysique, la philosophie, reviennent l'Être, le Non-Être, l'Un, et rapidement, avec Aristote, dont la structure de l'œuvre entérine profondément la critique éléate, l'Étant, sa version archétypale, générique, et les Étants. Platon, lui, ne l'entendra absolument pas, d'où le pseudo-parricide dialectique du " Sophiste ", pour pouvoir continuer à penser comme avant et nous proposer sa théorie de la participation. Le dit divorce, finalement, entre les deux grands domaines de la connaissance, philosophie et sciences humaines, d'une part, et sciences dites dures, d'autres part, aura finalement lieu empiriquement, laborieusement, historiquement, en, au bas mot, 2500 ans, avec pour résultat les cohortes de disciplines absolument bien différenciées qu'on a aujourd'hui dans les deux domaines.
Je tiens à remercier Linda, sa patience, et son intelligence de mon hypothèse, pour qu'au moins formellement ce texte ne soit pas un rébarbatif pavé parfaitement inintelligible.
- " De la Nature ", Zénon d'Elée.
Pour enchainer sur II et même III, il est judicieux de trouver ici, après I et au début de II, peu importe, il y a continuité, les trois premiers des quatre fragments du " De la Nature " de Zénon d'Elée conservés, ma source est " Les présocratiques " à " La Pléiade ".
Fragment B 1.
Si l'existant n'avait pas de grandeur, il n'existerait pas. S'il existe, il est nécessaire que chaque existant ait une certaine grandeur, une certaine épaisseur, et qu'il y ait une certaine distance de l'un par rapport à l'autre. Et le même argument vaut pour celui qui est devant lui. Car celui-ci aura une grandeur, et un certain existant se trouvera devant lui. Or le dire une fois revient à le dire sans cesse. Car aucun existant n'occupera le dernier rang, et il n'est aucun existant qui n'existe pas en relation avec un autre. Donc, si les existants sont multiples, il est nécessaire qu'ils soient à la fois petits et grands, petits au point de ne pas avoir de grandeur, et grands au point d'être illimités.
Fragment B 2.
Si les existants sont multiples, ils doivent être grands et petits, grands au point qu'ils soient illimités en grandeur, et petits au point d'être sans grandeur. Car si on l'ajoutait à un autre existant, il ne le rendrait pas plus grand. Car si l'on ajoute à quelque chose quelque chose qui n'a pas de grandeur, il n'est pas possible que celle-là gagne en grandeur. Et de cette façon, il s'ensuit que que ce qui a été ajouté n'était rien. Et si la soustraction de quelque chose opérée à partir d'une autre chose n'a pas pour effet de rendre celle-ci plus petite, de même que l'addition de quelque chose à autre chose n'a pas pour effet de l'augmenter, il est clair que l'ajouté ou le retranché n'était rien.
Fragment B 3.
Si les existants sont multiples, il est nécessaire qu'il y en ait autant qu'il y en a, c'est à dire ni plus ni moins. Or, s'il y en a autant qu'il y en a, ils sont limités en nombre. Si les existants sont multiples, ils sont illimités. Car il y aura toujours d'autres existants entre les existants entre, et de nouveaux d'autres existants entre ceux-ci. Par conséquent, les existants sont illimités.
Conséquence inéluctable du poème de Parménide, le problème de l'Etant fait son entrée fracassante sur scène. Et il n'y a qu'une façon de surmonter les apories de Zénon : entériner le divorce entre science et dialectique. Allons-y.
II - Du pseudo-parricide de Platon dans le " Sophiste ", et donc de l'Etant.
A la fin du " Théétète ", Socrate, Théodore et Théétète se donnent rendez-vous pour le lendemain. Et donc le lendemain Théodore et Théétète se présentent au rendez-vous accompagnés d’un étranger, Théodore, début du dialogue : " Nous sommes fidèles à notre engagement d’hier, Socrate : nous voici à point nommé et nous amenons un étranger que voici. Il est originaire d’Elée. Il appartient au cercle des disciples de Parménide et de Zénon et il est un véritable philosophe ". Les choses sont donc bien claires, l’étranger est un éléate. On décide rapidement que ça sera Théétète qui donnera la réplique à l’étranger. Mais dans les dialogues platoniciens, il n’y a qu’un patron : Platon. Quand Théétète parle c’est Platon qui parle, quand c’est l’étranger qui parle, c’est Platon qui parle. Dans ce dialogue Platon à travers les personnages qu’il met en scène et fait parler, se propose de définir le sophiste et il le fait. Mais dès l’antiquité, c’est bien la longue digression centrale, qui court de XXIV à XLIV, et occupe la moitié du texte qui a retenu toute l’attention et fait l’objet d’une abondante littérature encore aujourd’hui.
Même si elle participe pleinement à la définition du sophiste, l’objet de cette digression est de ruiner, de surmonter, de dépasser l’orthodoxie éléate quant à l’Être et le Non-Être, dont le sophiste est censé se servir pour pouvoir émettre des discours erronés. Ces deux orthodoxies, en l’état, mettent littéralement la pensée, la connaissance, de l’époque, à l’arrêt. C’est premièrement, " l’Être est, absolument, et il ne saurait être autre, devenir ", et deuxièmement " le Non-Être, absolument, en tant que tel, n’est pas ". L’objectif du dialogue est donc de remettre en cause ces deux stérilisantes univocités. Faire dire à l’éléate, là où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir, que l’Être n’est pas en quelques manières et que le Non-Être doit pouvoir également être d’une certaine façon, et ce afin de pouvoir continuer à penser, à penser le devenir.
Et effectivement à la lecture du dialogue, il semble que Platon parvienne à ses fins, mais j’ai dit " il semble " d’où mon expression " pseudo-parricide ". Platon respecte Parménide, c’est celui qu’il respecte le plus, et redoute le plus. C’est pour ça qu’on parle de parricide, terme qui apparaît dans le dialogue lui-même, en 241 b – 241 e, l'étranger : " Maintenant j’ai encore une prière plus pressante à t’adresser ". Théétète : " Laquelle ? " L’étranger : " De ne pas me regarder comme une sorte de parricide ". Théétète : " Qu’est-ce à dire ? " L’étranger : " C’est qu’il nous faudra nécessairement, pour nous défendre, mettre à la question la thèse de notre père Parménide et prouver par la force de nos arguments que le non-être est sous certains rapports et que l’être, de son côté, n’est pas en quelque manière ".
Si Platon veut développer son propre système, il lui faut surmonter la critique éléate, il lui faut donc mettre à mal ces deux univocités dialectiques, et il le dit, d’où l’expression historique de parricide dialectique. Le " Sophiste " est un très grand texte, notoirement à cause de la digression centrale, où le dialecticien Platon est au sommet de son talent. Et il a donc plutôt intérêt, il y va de sa propre pensée. D’un point de vue doctrinal, il est sans doute le dialogue le plus important suivi du " Parménide ". Et beaucoup tiennent pour acquis le parricide dialectique, Platon ayant surmonté la critique éléate, qui met la pensée, la connaissance, en panne, il sort celles-ci de ce cul de sac et nous propose sa propre théorie, celle de la participation, où le Non-Être a toute sa place et où l’Être n’est plus tout à fait ce qu’il était. Les éléates ne nient pas le devenir, c’est absurde de le soutenir. Comme tout le monde, ils se levaient le matin, les oiseaux continuaient à voler et à chanter, les choses non seulement à être mais à devenir. Mais les éléates n’en convinrent pas moins de poser l’Être intangible, immuable, étranger au Devenir, et que le Non-Être n’est rien d’autre que ce qu’en dit Parménide dans son poème.
Pour beaucoup, les éléates eux-mêmes ne proposent aucune alternative, ne disposent pas de l’issue, à ce que tout le monde considère comme des positions aporétiques. Mais l’aporie est ailleurs. Et ils défendent bec et ongles leurs positions. Si les fragments de Zénon sont tous plus gênants, aporétiques, les uns que les autres, c’est qu’avec ceux-ci il se propose de bien illustrer à quel point c’est la philosophie grecque toute entière qui est dans l’aporie. Il faut bien se souvenir qu’à l’époque le " philosophe " est aussi physicien, astronome, biologiste et s’intéresse à tout, qu’il cumule, si j’ose dire plusieurs casquettes.
Mais si mon interprétation du poème en deux parties est la bonne, les éléates proposent une solution, ils ont les premiers l’intuition que la situation est intenable, aporétique, qu’il y a deux domaines bien distincts de la connaissance, que ce divorce épistémologique entre les deux est un impératif. Mais Platon n’entend pas cette distinction donc l’orthodoxie éléate a forcément tort quelque part. Le résultat c’est le parricide dialectique du " Sophiste " très ironiquement mené soit dit en passant par un soit disant éléate. La digression centrale intervient comme suit au début de XXIV, l’étranger : " C’est que réellement bienheureux jeune homme, nous voilà engagés dans une recherche tout à fait épineuse, car paraître et sembler, sans être, parler mais sans rien dire de vrai, tout cela a toujours été plein de difficultés, autrefois comme aujourd’hui. Car soutenir qu’il est réellement possible de dire ou de penser faux et, quand on a affirmé cela, qu’on n’est pas enchevêtré dans la contradiction, c’est véritablement Théétète, difficile à concevoir ". Théétète : " Pourquoi donc ? ". L’étranger : " C’est que cette assertion implique l’audacieuse supposition que le non-être existe, car, autrement, le faux ne pourrait pas être. Or le grand Parménide, mon enfant, au temps où nous étions enfants nous-mêmes a toujours du commencement jusqu’à la fin professé contre cette supposition et il a constamment répété en prose comme en vers :
" Non, jamais on ne prouvera que le
Non-Être existe.
Ecartes plutôt ta pensée de cette
route de recherche ".
Tel est son témoignage. Mais le meilleur moyen d’obtenir une confession de la vérité, ce serait de soumettre l’assertion elle-même à une torture modérée. C’est là, par conséquent, ce dont nous avons à nous occuper d’abord, si tu le veux bien ".
Et, à la fin de la digression, c’est ainsi qu’il revient à proprement parler au sophiste, au début de XXIV, en 259 e – 260 e, l’étranger : " Il nous est apparu que le non-être était un genre déterminé parmi les autres et qu’il est distribué en tous les êtres ". Théétète : " C‘est exact ". L’étranger : " Il faut dès lors examiner s’il se mêle à l’opinion et au discours ". Théétète : " Pourquoi donc ? ". L’étranger : " S’il ne s’y mêle pas, il s’ensuit nécessairement que tout est vrai. Qu’il s’y mêle, l’opinion fausse devient possible, et le discours aussi. Juger ou dire ce qu’il n’est pas, voilà, je pense, ce qui constitue la fausseté, dans la pensée et dans le discours ".
Je ne reprendrais pas point par point les différentes argumentations, brillantes, qui amènent à la théorie platonicienne de la participation, qui a, entre autres, requis la ruine des deux orthodoxies éléates quant à l’Être et au Non-Être. A la fin de la digression, tout juste avant de revenir au sophiste, on a donc droit à ceci, l’étranger : " Il nous est apparu que le non-être était un genre déterminé parmi les autres et qu’il est distribué en tous les êtres ". Et avant même ce final radical on a eu progressivement droit à une foule de conclusions toutes plus scandaleuses, inadmissibles, les unes que les autres pour l’éléatisme, et ce afin de parvenir à la théorie platonicienne de la participation. Prenons par exemple celle-ci, en 256 e – 257 b, l’étranger : " Quand nous énonçons le non-être, nous n’énonçons pas, ce me semble, quelque chose de contraire à l’être, mais seulement quelque chose d’autre ". Si un éléate s’était trouvé devant Platon, il l’aurait tout de suite arrêté. En substance ainsi, l’éléate : " Tu as pu dire Non-Être ? " " Oui " " Donc au moins dans cette mesure, il est ? " " Oui " " Donc le Non-Être existe, est, et est Un " " Oui, c’est très exactement ce que j’ai dit ! " " C’est pourtant, ce pourquoi, très précisément, en tant que tel, le Non-Être, n’est pas ". " … Mais c’est peut-être autre chose ? " " Non. Ce mince, très mince, bibelot, tel que nous venons de l’enfermer, de le circonscrire, ne peut plus rien être d’autre et on ne peut rien en dire d’autre. Alors posons-le dans un coin, et parlons donc de cette autre chose ". Je peux écrire, dire, " Non-Être ", donc ne serais ce que dans cette mesure, il est, ce pourquoi très précisément, absolument, en tant que tel, il n’est pas. Ceci bien entendu, il n’y a plus qu’à paraphraser, répéter, ce que Parménide en dit dans la première partie de son poème. La pensée ne peut que s’écarter de cet objet, le plus fantomatique qui soit qui ne peut rien être d’autre et dont on ne peut rien dire d’autre. De même, quant à l’Être, un éléate face à Platon n’aurait jamais admis, que celui-ci puisse ne pas être en quelques manières. Le Non-Être est posé sur une étagère et il y prend définitivement la poussière. Et deux mille cinq cents ans plus tard, il s’avère que les éléates avaient raison, ils ont eu l’intuition de la nécessité de ce divorce entre les deux domaines fondamentaux de la connaissance, ce que je crois donc discerner dans le poème. Et effectivement la connaissance se sert de l’Etant, j’entends par Etant, suite à ce divorce, tout, absolument tout ce qui advient intérieurement, produit par l’a priori, et qui une fois advenu ne saurait devenir. Si on interdit à Platon l’usage du Non-Être, comme je l’ai fait au-dessus, on réfute son postulat qui dit que le penser et parler faux, l’erreur, le discours erroné, impliquent l’existence du Non-Être, qu’il soit d’une certaine façon, ce qui l’amène à attaquer l’orthodoxie éléate quant au Non-Être. Mais ontologiquement parlant, ceux-ci sont des Etants à part entière, comme les autres. Il n’y a pas d’autre Non-Être que celui que j’ai circonscrit. On peut penser une chose totalement fausse, cela ne l’empêche surtout pas d’être pleinement un Etant. Il y a du vrai dans toute pensée dans la mesure où celle-ci est, c’est tout. Mais cela ne l’empêche surtout pas, au cas échéant d’être totalement fausse. Un exemple. Je vois un renard traverser la route, à la suite de quoi, j’affirme : " Une fouine vient de traverser la route ". Cette proposition d’un point de vue philosophique, dialectique, ontologique, ontique, est un Etant absolument pleinement tel. Par contre le fait que ça soit un renard et non une fouine qui a traversé la route relève de la zoologie, de la science, et est philosophiquement, ontologiquement, quand même un Etant à part entière. Et c’est la zoologie, la science, qui apporte la solution, qui dit que c’était un renard et non une fouine, pas la philosophie. " Tu as vu un renard ", c’est en soi un Etant, mais dans ce cas et beaucoup d’autres, le rôle de la philosophie se borne à le constater et s’arrête là. Le renard intéressera la zoologie, la biologie, l’écologie, l’éthologie, etc., en un mot, la science. En supposant qu’on veuille faire une thèse scientifique donc, sur la biologie du renard, cela se fera tout de même grâce à un maximum d’Etants concernant le renard. C’est l’examen par la conscience critique, sous une forme ou une autre, par la ou les disciplines concernées, d’une collection d’Etants suscitée par une même chose extérieure qui me permet de connaître celle-ci, de savoir. Dans le cas des Etants advenus intérieurement spontanément (Sensations, Perceptions, Pensées, rêveries, fantasmes, … ), l’objet à connaître est le Sujet que je suis à priori. Et même si mon interprétation du poème est erronée, le dit divorce a de toutes façons historiquement eu lieu, empiriquement, laborieusement. On a désormais une foule de disciplines parfaitement différenciées.
La seule façon de surmonter l’orthodoxie éléate est de sortir de la situation aporétique où se trouve la philosophie grecque toute entière est d’entériner ce divorce entre philosophie, dialectique, sciences humaines et sciences dures, ce que propose, me semble- t-il, pour la première fois Parménide avec son poème en deux parties. A partir de là, comme je l’ai déjà dit, l’intégrité dialectique de l’Être et de l’Etant peuvent et doivent subsister dans l’intérêt même de la connaissance. Il y a bien aujourd’hui deux grands domaines de la connaissance parfaitement différenciés. Chez moi, l’Etant est le fruit de la perception, et donc au lieu de réduction phénoménologique, je dis " perception – réduction Idéalisante ", parce que c’est elle qui génère des Etants, de l’Être. Nous, et même nos deux chats, fonctionnons a priori, scientifiquement, biologiquement, neurologiquement et philosophiquement dit ainsi. Et l’Etant une fois advenu ne pourrait devenir, même si l’instant d’après la même chose extérieure suscite un nouvel Etant, qui ressemblera sans doute beaucoup au précédent s’il est question de mon crayon.
Mais il y a d’autres exemples de choses moins triviales qui peuvent susciter en moi des Etants manifestement différents. Voilà ce qui subsistera aujourd’hui de l’orthodoxie éléate : l’intégrité dialectique de l’Etant. Même si les débats sont loin d’être clos quant aux modalités concrètes de la perception et de la connaissance, personne ne remet en cause l’intégrité dialectique du fruit de la perception, ce pourquoi, à propos de celui-ci, je dis Etant. Je crois qu’on a là, enfin, une définition simple, consensuelle, non-problématique, de celui-ci. La perception génère des Etants, c’est pourquoi je parle de " perception – réduction Idéalisante " et ce pourquoi je pense que l’ontologique et le phénoménologique sont absolument consubstantiels. L’Etant, pleinement donné a priori et intrinsèquement suspect, puisque relevant de Ma Subjectivité, c’est donc le lieu correct du cogito, et le matériel de base de la connaissance, du savoir, de la conscience qui sera forcément critique. Chaque Etant étant le fruit de Ma subjectivité, du Sujet, de l’ a priori, dans l’absolu devrait faire l’objet d’une démarche inquisitoriale de la part de la conscience critique. Et une fois ce divorce entériné, la science ayant récupérée ce qui lui revenait, que reste- t-il de l’Être ? Se pourrait-il qu’il ne soit plus qu’un produit de la pensée obtenu a posteriori et a contrario en ôtant tous les attributs d’un Etant, à commencer par le premier d’entre eux, le fait qu’il advienne, se déploie, intérieurement, Un ? La question semble se poser, mais je me garderais bien d’y répondre à la légère. On verra.
Je tiens à remercier la patience et la gentillesse de Nathalie Joly sans laquelle ce texte serait formellement proprement imbuvable.
- Avertissements.
1 - On trouvera dans cet abrégé l'essentiel dialectique, c'est à dire le fil dialectique, la ligne droite du point de départ au point d'arrivée, d'une métaphysique entièrement originale et nouvelle, même si les postulats de départ, bien confirmés par la suite, sont stricto sensu éléates, ce n'est pas fréquent, solidement fondée par cinq textes majeurs, et donc les prémisses de la théorie de la connaissance, de l'éthique et du moyen de devenir sage par soi-même, directement induits par ces nouveaux fondements.
2 - Cet abrégé termine mon " De la Nature " qui se trouve dans mon journal intitulé " Des Dieux ", où se trouvent également de nombreux autres traités.
3 - On peut avantageusement, à titre privé bien sûr, se l'imprimer pour en faciliter la lecture et l'intelligence.
4 - Je ne viens pas de la Province, le cul botté par les Grands Dieux eux-mêmes, ayant accompli la prophétie de Tirésias, j'arrive tout droit du Temps de la Légende, des Héros, de la Mer du Couchant, la Mienne. Mon " De la Nature " est le troisième volet du triptyque homérique.
I - Une nouvelle interprétation du Poème de Parménide.
Dès la plus haute antiquité le poème de Parménide fait l'objet d'un triste consensus historique : on ne sait pas ce qu'il a voulu faire avec UN poème en DEUX parties, qu'il distingue avec un soin extrême. Cette claire transition figure dans le fragment VIII, plus précisément dans les vers 50, 51, 52. C'est eux, cette transition, qui font problème. Qu'a-t-il voulu nous dire ? Y répondre permettrait d'avoir une vue d'ensemble du poème, de comprendre quel était le projet de Parménide avec son " De la Nature " permettrait de renouer avec sa cohérence, qui nous échappe.
Nous ne disposons pas du poème en entier. Mais des générations de chercheurs, dès l'antiquité, ont compilé les fragments qu'on trouve ici où là. A la fin du XIXe et au début du XXe siècles, les plus grands chercheurs, philologues, se sont penchés sur ce texte, que plus personne n'entendait globalement depuis très longtemps. Même Platon ne l'entend pas, ce que prouve le pseudo-parricide dialectique du " Sophiste " ce sur quoi je reviendrai en II. Les dits chercheurs ont proposé des traductions motivées, et les interprétations qui vont avec. Certains allant jusqu'à torturer, modifier les textes pour qu'ils entrent en adéquation avec l'interprétation du texte qu'ils se faisaient a priori ! Peine perdue. Aucune n'est satisfaisante, ni ne permet de renouer avec l'intention de Parménide, de l'aveu même de ces chercheurs.
Je suis parfaitement incapable de proposer une nouvelle traduction. Par contre on verra vite avec les quelques exemples que je vais donner qu'une nouvelle traduction ne servirait pas à grand-chose : elles se valent toutes, ont été réalisées par les plus grands philologues, hellénistes. Et on ne réussit toujours pas à comprendre ce que voulait dire Parménide avec son poème en deux parties. Pour illustrer mon propos, je vais donner trois traductions différentes des vers 50, 51, 52 du fragment VIII, où Parménide dit clairement qu'il va passer à " autre chose " que la première partie. Les dits travaux ont tout de même réussi à générer des consensus qui ne font plus l'objet d'aucun débat, sur la façon d'ordonner les fragments, par exemple. Il n'y a guère que les derniers, très courts, et sans importance, qu'on pourrait changer de place, pourvu que ce soit après le fragment VIII où c'est très manifestement leur place, sans que cela apporte quoi que ce soit. Il y a des trésors dans ce texte, mais ils ne sont pas là, ils sont dans la première partie, celle qui a retenu toute l'attention dès Platon.
Le magistral opuscule de J. Beaufret chez Vrin propose :
Parménide, traduction de Beaufret, a écrit:
Ici je mets fin à mon discours digne de foi et ma considération qui cerne la vérité ;
apprends donc, à partir d'ici, ce qu'ont en vue les mortels, en écoutant l'ordre trompeur de mes dires.
La Pléiade propose :
Parménide, traduction La Pléiade, a écrit:
Mais ici je mets fin au discours assuré
Ainsi qu'à la pensée visant la vérité
Désormais apprends donc l'opinion des mortels
En ouvrant ton oreille à l'ordre harmonieux
Du discours composé pour ton enchantement.
Nestor-Luis Cordero, dans " Les deux chemins de Parménide " chez Vrin, propose :
Parménide, traduction de Cordero, a écrit:
Je termine ici le raisonnement digne de foi et la pensée concernant la vérité ; à partir d'ici, apprends les opinions des mortels, en écoutant la trompeuse série de mes paroles.
Et la liste est longue. Que nous disent le plus nettement ces vers ? De la façon la plus explicite, Parménide passe à " autre chose " que ses considérations catégoriques, péremptoires, enflammées, redondantes, et absolument redoutables, sur l'Être et le Non-Être, de la première partie et qui ont capté toute l'attention dés l'antiquité. Et il dit aussi clairement qu'il a moins de considération pour la suite. L'histoire lui donnera raison : la grandeur parménidienne se trouve effectivement dans la première partie, avant ces vers.
Le vrai défi dans l'histoire de cette énigme n'est donc pas tant philologique : à ce niveau, tout a été dit, tenté ; il consiste à se replonger, s'immerger dans le contexte autant que possible, à s'en imprégner. Ce sont donc ces vers de transition, explicitement tels, qui ont beaucoup dérouté, qui sont au cœur du problème posé par le poème. A la suite de tant d'autres donc, je propose une nouvelle interprétation de ce passage qui permettrait de renouer avec la cohérence globale intrinsèque du texte, avec ce qu'a voulu dire Parménide.
On a donc une première partie franchement ontologique, métaphysique, catégorique, péremptoire, habitée par un " souffle ", inspirée, et c'est celle qui a retenu l'attention, à bon droit, de tous ceux qui viendront à la suite. Et on a une deuxième partie franchement plate, lapidaire, désincarnée, où l'enthousiasme de Parménide a disparu. Forcément, anachroniquement, on pourrait la qualifier de scientifique, dans l'état où se trouve la science à cette époque. Mon interprétation est donc la suivante. Parménide ne rejette pas la science : en exigeant, en prononçant pour la PREMIÈRE fois, ce divorce épistémologique entre les deux grands domaines de la connaissance, avec un " De la Nature " en deux parties, il la porte sur les fonds baptismaux tout de même. Par contre, clairement, il fait d'emblée part de sa préférence : pour lui, ce sera l'ontologie, la dialectique. Et les éléates sont réputés pour ça. On n'est donc pas loin du mépris pour la science que les vers problématiques, de transition, illustrent : " Ici je mets fin à mon discours digne de foi... ", dit-il donc ( Vers 50, fragment VIII. ), quand il passe de la première partie qui traite de l'ontologie — qui accouchera dans la foulée de la dialectique avec Zénon d'Elée —, à la seconde, qui est " scientifique ". Au moment des faits, il croit plus aux possibilités de la dialectique qu'à celles de la science, et il préfère clairement la première. C'est leur spécialité. Les éléates sont les pères de l'ontologie, de la dialectique, de la métaphysique, dans le sens où avec eux, pour la première fois, elles sont explicites, découvrent le langage qui est le leur. Tous les auteurs antiques sont unanimes : c'est Zénon qui a découvert la dialectique, et on sait qu'il fera un redoutable usage de cet outil. Ses fragments, qui gagneraient à être au moins autant connus que les arguments cinématiques, sont autant d'apories qui mettent la pensée, la connaissance de l'époque dans un embarras extrême. Il faut dire qu'à ce moment on entend tout et n'importe quoi dans le sens où cela mêle les deux domaines de la connaissance encore totalement indifférenciés, ce à quoi pour la première fois le poème tente de remédier péremptoirement avec cette articulation du fragment VIII. Et à la suite, dans la seconde partie, qui est sienne, où il expose ses théories " scientifiques " à lui, et en laquelle il ne place pas le même enthousiasme que dans la première partie, relativement à son statut d'éminent ontologiste, dialecticien, il ne fait effectivement guère mieux que ces contemporains. Ce qui donne raison au dédain hiérarchique affiché dans les vers de transition. C'est cela qu'il fallait entendre avec un poème en deux parties.
Mais attention, malgré le choix et la supériorité déclarée de l'ontologie, de la dialectique, de la métaphysique, il n'est pas question pour cela de ne pas faire également de la " science " : il veut lui aussi faire système. Le poème a ouvertement une vocation totalisante, fragment VIII, vers 60 et 61, il dit :
Parménide, traduction Beaufret, a écrit:
Le déploiement de ce qui paraît, en tant qu'il se produit comme il se doit, voilà ce que je vais te révéler en entier, afin que le sens des mortels jamais ne te dépasse.
Dédain hiérarchique ne veut surtout pas dire rejet. Le devenir est toujours là et mérite pleinement explications, dorénavant siennes, propres, donc. Il sait que la science est nécessaire, indispensable, mais c'est donc autre chose que l'ontologie, la dialectique. Et il est le premier à la dire. L'objet des sciences, c'est les choses. Mais à l'ontologie, la dialectique, la métaphysique, la philosophie, reviennent l'Être, le Non-Être, l'Un, et rapidement, avec Aristote, dont la structure de l'œuvre entérine profondément la critique éléate, l'Étant, sa version archétypale, générique, et les Étants. Platon, lui, ne l'entendra absolument pas, d'où le pseudo-parricide dialectique du " Sophiste ", pour pouvoir continuer à penser comme avant et nous proposer sa théorie de la participation. Le dit divorce, finalement, entre les deux grands domaines de la connaissance, philosophie et sciences humaines, d'une part, et sciences dites dures, d'autres part, aura finalement lieu empiriquement, laborieusement, historiquement, en, au bas mot, 2500 ans, avec pour résultat les cohortes de disciplines absolument bien différenciées qu'on a aujourd'hui dans les deux domaines.
Je tiens à remercier Linda, sa patience, et son intelligence de mon hypothèse, pour qu'au moins formellement ce texte ne soit pas un rébarbatif pavé parfaitement inintelligible.
- " De la Nature ", Zénon d'Elée.
Pour enchainer sur II et même III, il est judicieux de trouver ici, après I et au début de II, peu importe, il y a continuité, les trois premiers des quatre fragments du " De la Nature " de Zénon d'Elée conservés, ma source est " Les présocratiques " à " La Pléiade ".
Fragment B 1.
Si l'existant n'avait pas de grandeur, il n'existerait pas. S'il existe, il est nécessaire que chaque existant ait une certaine grandeur, une certaine épaisseur, et qu'il y ait une certaine distance de l'un par rapport à l'autre. Et le même argument vaut pour celui qui est devant lui. Car celui-ci aura une grandeur, et un certain existant se trouvera devant lui. Or le dire une fois revient à le dire sans cesse. Car aucun existant n'occupera le dernier rang, et il n'est aucun existant qui n'existe pas en relation avec un autre. Donc, si les existants sont multiples, il est nécessaire qu'ils soient à la fois petits et grands, petits au point de ne pas avoir de grandeur, et grands au point d'être illimités.
Fragment B 2.
Si les existants sont multiples, ils doivent être grands et petits, grands au point qu'ils soient illimités en grandeur, et petits au point d'être sans grandeur. Car si on l'ajoutait à un autre existant, il ne le rendrait pas plus grand. Car si l'on ajoute à quelque chose quelque chose qui n'a pas de grandeur, il n'est pas possible que celle-là gagne en grandeur. Et de cette façon, il s'ensuit que que ce qui a été ajouté n'était rien. Et si la soustraction de quelque chose opérée à partir d'une autre chose n'a pas pour effet de rendre celle-ci plus petite, de même que l'addition de quelque chose à autre chose n'a pas pour effet de l'augmenter, il est clair que l'ajouté ou le retranché n'était rien.
Fragment B 3.
Si les existants sont multiples, il est nécessaire qu'il y en ait autant qu'il y en a, c'est à dire ni plus ni moins. Or, s'il y en a autant qu'il y en a, ils sont limités en nombre. Si les existants sont multiples, ils sont illimités. Car il y aura toujours d'autres existants entre les existants entre, et de nouveaux d'autres existants entre ceux-ci. Par conséquent, les existants sont illimités.
Conséquence inéluctable du poème de Parménide, le problème de l'Etant fait son entrée fracassante sur scène. Et il n'y a qu'une façon de surmonter les apories de Zénon : entériner le divorce entre science et dialectique. Allons-y.
II - Du pseudo-parricide de Platon dans le " Sophiste ", et donc de l'Etant.
A la fin du " Théétète ", Socrate, Théodore et Théétète se donnent rendez-vous pour le lendemain. Et donc le lendemain Théodore et Théétète se présentent au rendez-vous accompagnés d’un étranger, Théodore, début du dialogue : " Nous sommes fidèles à notre engagement d’hier, Socrate : nous voici à point nommé et nous amenons un étranger que voici. Il est originaire d’Elée. Il appartient au cercle des disciples de Parménide et de Zénon et il est un véritable philosophe ". Les choses sont donc bien claires, l’étranger est un éléate. On décide rapidement que ça sera Théétète qui donnera la réplique à l’étranger. Mais dans les dialogues platoniciens, il n’y a qu’un patron : Platon. Quand Théétète parle c’est Platon qui parle, quand c’est l’étranger qui parle, c’est Platon qui parle. Dans ce dialogue Platon à travers les personnages qu’il met en scène et fait parler, se propose de définir le sophiste et il le fait. Mais dès l’antiquité, c’est bien la longue digression centrale, qui court de XXIV à XLIV, et occupe la moitié du texte qui a retenu toute l’attention et fait l’objet d’une abondante littérature encore aujourd’hui.
Même si elle participe pleinement à la définition du sophiste, l’objet de cette digression est de ruiner, de surmonter, de dépasser l’orthodoxie éléate quant à l’Être et le Non-Être, dont le sophiste est censé se servir pour pouvoir émettre des discours erronés. Ces deux orthodoxies, en l’état, mettent littéralement la pensée, la connaissance, de l’époque, à l’arrêt. C’est premièrement, " l’Être est, absolument, et il ne saurait être autre, devenir ", et deuxièmement " le Non-Être, absolument, en tant que tel, n’est pas ". L’objectif du dialogue est donc de remettre en cause ces deux stérilisantes univocités. Faire dire à l’éléate, là où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir, que l’Être n’est pas en quelques manières et que le Non-Être doit pouvoir également être d’une certaine façon, et ce afin de pouvoir continuer à penser, à penser le devenir.
Et effectivement à la lecture du dialogue, il semble que Platon parvienne à ses fins, mais j’ai dit " il semble " d’où mon expression " pseudo-parricide ". Platon respecte Parménide, c’est celui qu’il respecte le plus, et redoute le plus. C’est pour ça qu’on parle de parricide, terme qui apparaît dans le dialogue lui-même, en 241 b – 241 e, l'étranger : " Maintenant j’ai encore une prière plus pressante à t’adresser ". Théétète : " Laquelle ? " L’étranger : " De ne pas me regarder comme une sorte de parricide ". Théétète : " Qu’est-ce à dire ? " L’étranger : " C’est qu’il nous faudra nécessairement, pour nous défendre, mettre à la question la thèse de notre père Parménide et prouver par la force de nos arguments que le non-être est sous certains rapports et que l’être, de son côté, n’est pas en quelque manière ".
Si Platon veut développer son propre système, il lui faut surmonter la critique éléate, il lui faut donc mettre à mal ces deux univocités dialectiques, et il le dit, d’où l’expression historique de parricide dialectique. Le " Sophiste " est un très grand texte, notoirement à cause de la digression centrale, où le dialecticien Platon est au sommet de son talent. Et il a donc plutôt intérêt, il y va de sa propre pensée. D’un point de vue doctrinal, il est sans doute le dialogue le plus important suivi du " Parménide ". Et beaucoup tiennent pour acquis le parricide dialectique, Platon ayant surmonté la critique éléate, qui met la pensée, la connaissance, en panne, il sort celles-ci de ce cul de sac et nous propose sa propre théorie, celle de la participation, où le Non-Être a toute sa place et où l’Être n’est plus tout à fait ce qu’il était. Les éléates ne nient pas le devenir, c’est absurde de le soutenir. Comme tout le monde, ils se levaient le matin, les oiseaux continuaient à voler et à chanter, les choses non seulement à être mais à devenir. Mais les éléates n’en convinrent pas moins de poser l’Être intangible, immuable, étranger au Devenir, et que le Non-Être n’est rien d’autre que ce qu’en dit Parménide dans son poème.
Pour beaucoup, les éléates eux-mêmes ne proposent aucune alternative, ne disposent pas de l’issue, à ce que tout le monde considère comme des positions aporétiques. Mais l’aporie est ailleurs. Et ils défendent bec et ongles leurs positions. Si les fragments de Zénon sont tous plus gênants, aporétiques, les uns que les autres, c’est qu’avec ceux-ci il se propose de bien illustrer à quel point c’est la philosophie grecque toute entière qui est dans l’aporie. Il faut bien se souvenir qu’à l’époque le " philosophe " est aussi physicien, astronome, biologiste et s’intéresse à tout, qu’il cumule, si j’ose dire plusieurs casquettes.
Mais si mon interprétation du poème en deux parties est la bonne, les éléates proposent une solution, ils ont les premiers l’intuition que la situation est intenable, aporétique, qu’il y a deux domaines bien distincts de la connaissance, que ce divorce épistémologique entre les deux est un impératif. Mais Platon n’entend pas cette distinction donc l’orthodoxie éléate a forcément tort quelque part. Le résultat c’est le parricide dialectique du " Sophiste " très ironiquement mené soit dit en passant par un soit disant éléate. La digression centrale intervient comme suit au début de XXIV, l’étranger : " C’est que réellement bienheureux jeune homme, nous voilà engagés dans une recherche tout à fait épineuse, car paraître et sembler, sans être, parler mais sans rien dire de vrai, tout cela a toujours été plein de difficultés, autrefois comme aujourd’hui. Car soutenir qu’il est réellement possible de dire ou de penser faux et, quand on a affirmé cela, qu’on n’est pas enchevêtré dans la contradiction, c’est véritablement Théétète, difficile à concevoir ". Théétète : " Pourquoi donc ? ". L’étranger : " C’est que cette assertion implique l’audacieuse supposition que le non-être existe, car, autrement, le faux ne pourrait pas être. Or le grand Parménide, mon enfant, au temps où nous étions enfants nous-mêmes a toujours du commencement jusqu’à la fin professé contre cette supposition et il a constamment répété en prose comme en vers :
" Non, jamais on ne prouvera que le
Non-Être existe.
Ecartes plutôt ta pensée de cette
route de recherche ".
Tel est son témoignage. Mais le meilleur moyen d’obtenir une confession de la vérité, ce serait de soumettre l’assertion elle-même à une torture modérée. C’est là, par conséquent, ce dont nous avons à nous occuper d’abord, si tu le veux bien ".
Et, à la fin de la digression, c’est ainsi qu’il revient à proprement parler au sophiste, au début de XXIV, en 259 e – 260 e, l’étranger : " Il nous est apparu que le non-être était un genre déterminé parmi les autres et qu’il est distribué en tous les êtres ". Théétète : " C‘est exact ". L’étranger : " Il faut dès lors examiner s’il se mêle à l’opinion et au discours ". Théétète : " Pourquoi donc ? ". L’étranger : " S’il ne s’y mêle pas, il s’ensuit nécessairement que tout est vrai. Qu’il s’y mêle, l’opinion fausse devient possible, et le discours aussi. Juger ou dire ce qu’il n’est pas, voilà, je pense, ce qui constitue la fausseté, dans la pensée et dans le discours ".
Je ne reprendrais pas point par point les différentes argumentations, brillantes, qui amènent à la théorie platonicienne de la participation, qui a, entre autres, requis la ruine des deux orthodoxies éléates quant à l’Être et au Non-Être. A la fin de la digression, tout juste avant de revenir au sophiste, on a donc droit à ceci, l’étranger : " Il nous est apparu que le non-être était un genre déterminé parmi les autres et qu’il est distribué en tous les êtres ". Et avant même ce final radical on a eu progressivement droit à une foule de conclusions toutes plus scandaleuses, inadmissibles, les unes que les autres pour l’éléatisme, et ce afin de parvenir à la théorie platonicienne de la participation. Prenons par exemple celle-ci, en 256 e – 257 b, l’étranger : " Quand nous énonçons le non-être, nous n’énonçons pas, ce me semble, quelque chose de contraire à l’être, mais seulement quelque chose d’autre ". Si un éléate s’était trouvé devant Platon, il l’aurait tout de suite arrêté. En substance ainsi, l’éléate : " Tu as pu dire Non-Être ? " " Oui " " Donc au moins dans cette mesure, il est ? " " Oui " " Donc le Non-Être existe, est, et est Un " " Oui, c’est très exactement ce que j’ai dit ! " " C’est pourtant, ce pourquoi, très précisément, en tant que tel, le Non-Être, n’est pas ". " … Mais c’est peut-être autre chose ? " " Non. Ce mince, très mince, bibelot, tel que nous venons de l’enfermer, de le circonscrire, ne peut plus rien être d’autre et on ne peut rien en dire d’autre. Alors posons-le dans un coin, et parlons donc de cette autre chose ". Je peux écrire, dire, " Non-Être ", donc ne serais ce que dans cette mesure, il est, ce pourquoi très précisément, absolument, en tant que tel, il n’est pas. Ceci bien entendu, il n’y a plus qu’à paraphraser, répéter, ce que Parménide en dit dans la première partie de son poème. La pensée ne peut que s’écarter de cet objet, le plus fantomatique qui soit qui ne peut rien être d’autre et dont on ne peut rien dire d’autre. De même, quant à l’Être, un éléate face à Platon n’aurait jamais admis, que celui-ci puisse ne pas être en quelques manières. Le Non-Être est posé sur une étagère et il y prend définitivement la poussière. Et deux mille cinq cents ans plus tard, il s’avère que les éléates avaient raison, ils ont eu l’intuition de la nécessité de ce divorce entre les deux domaines fondamentaux de la connaissance, ce que je crois donc discerner dans le poème. Et effectivement la connaissance se sert de l’Etant, j’entends par Etant, suite à ce divorce, tout, absolument tout ce qui advient intérieurement, produit par l’a priori, et qui une fois advenu ne saurait devenir. Si on interdit à Platon l’usage du Non-Être, comme je l’ai fait au-dessus, on réfute son postulat qui dit que le penser et parler faux, l’erreur, le discours erroné, impliquent l’existence du Non-Être, qu’il soit d’une certaine façon, ce qui l’amène à attaquer l’orthodoxie éléate quant au Non-Être. Mais ontologiquement parlant, ceux-ci sont des Etants à part entière, comme les autres. Il n’y a pas d’autre Non-Être que celui que j’ai circonscrit. On peut penser une chose totalement fausse, cela ne l’empêche surtout pas d’être pleinement un Etant. Il y a du vrai dans toute pensée dans la mesure où celle-ci est, c’est tout. Mais cela ne l’empêche surtout pas, au cas échéant d’être totalement fausse. Un exemple. Je vois un renard traverser la route, à la suite de quoi, j’affirme : " Une fouine vient de traverser la route ". Cette proposition d’un point de vue philosophique, dialectique, ontologique, ontique, est un Etant absolument pleinement tel. Par contre le fait que ça soit un renard et non une fouine qui a traversé la route relève de la zoologie, de la science, et est philosophiquement, ontologiquement, quand même un Etant à part entière. Et c’est la zoologie, la science, qui apporte la solution, qui dit que c’était un renard et non une fouine, pas la philosophie. " Tu as vu un renard ", c’est en soi un Etant, mais dans ce cas et beaucoup d’autres, le rôle de la philosophie se borne à le constater et s’arrête là. Le renard intéressera la zoologie, la biologie, l’écologie, l’éthologie, etc., en un mot, la science. En supposant qu’on veuille faire une thèse scientifique donc, sur la biologie du renard, cela se fera tout de même grâce à un maximum d’Etants concernant le renard. C’est l’examen par la conscience critique, sous une forme ou une autre, par la ou les disciplines concernées, d’une collection d’Etants suscitée par une même chose extérieure qui me permet de connaître celle-ci, de savoir. Dans le cas des Etants advenus intérieurement spontanément (Sensations, Perceptions, Pensées, rêveries, fantasmes, … ), l’objet à connaître est le Sujet que je suis à priori. Et même si mon interprétation du poème est erronée, le dit divorce a de toutes façons historiquement eu lieu, empiriquement, laborieusement. On a désormais une foule de disciplines parfaitement différenciées.
La seule façon de surmonter l’orthodoxie éléate est de sortir de la situation aporétique où se trouve la philosophie grecque toute entière est d’entériner ce divorce entre philosophie, dialectique, sciences humaines et sciences dures, ce que propose, me semble- t-il, pour la première fois Parménide avec son poème en deux parties. A partir de là, comme je l’ai déjà dit, l’intégrité dialectique de l’Être et de l’Etant peuvent et doivent subsister dans l’intérêt même de la connaissance. Il y a bien aujourd’hui deux grands domaines de la connaissance parfaitement différenciés. Chez moi, l’Etant est le fruit de la perception, et donc au lieu de réduction phénoménologique, je dis " perception – réduction Idéalisante ", parce que c’est elle qui génère des Etants, de l’Être. Nous, et même nos deux chats, fonctionnons a priori, scientifiquement, biologiquement, neurologiquement et philosophiquement dit ainsi. Et l’Etant une fois advenu ne pourrait devenir, même si l’instant d’après la même chose extérieure suscite un nouvel Etant, qui ressemblera sans doute beaucoup au précédent s’il est question de mon crayon.
Mais il y a d’autres exemples de choses moins triviales qui peuvent susciter en moi des Etants manifestement différents. Voilà ce qui subsistera aujourd’hui de l’orthodoxie éléate : l’intégrité dialectique de l’Etant. Même si les débats sont loin d’être clos quant aux modalités concrètes de la perception et de la connaissance, personne ne remet en cause l’intégrité dialectique du fruit de la perception, ce pourquoi, à propos de celui-ci, je dis Etant. Je crois qu’on a là, enfin, une définition simple, consensuelle, non-problématique, de celui-ci. La perception génère des Etants, c’est pourquoi je parle de " perception – réduction Idéalisante " et ce pourquoi je pense que l’ontologique et le phénoménologique sont absolument consubstantiels. L’Etant, pleinement donné a priori et intrinsèquement suspect, puisque relevant de Ma Subjectivité, c’est donc le lieu correct du cogito, et le matériel de base de la connaissance, du savoir, de la conscience qui sera forcément critique. Chaque Etant étant le fruit de Ma subjectivité, du Sujet, de l’ a priori, dans l’absolu devrait faire l’objet d’une démarche inquisitoriale de la part de la conscience critique. Et une fois ce divorce entériné, la science ayant récupérée ce qui lui revenait, que reste- t-il de l’Être ? Se pourrait-il qu’il ne soit plus qu’un produit de la pensée obtenu a posteriori et a contrario en ôtant tous les attributs d’un Etant, à commencer par le premier d’entre eux, le fait qu’il advienne, se déploie, intérieurement, Un ? La question semble se poser, mais je me garderais bien d’y répondre à la légère. On verra.
Je tiens à remercier la patience et la gentillesse de Nathalie Joly sans laquelle ce texte serait formellement proprement imbuvable.